Comptes-rendus
Gerhardt Stenger, Diderot, Le combattant de la liberté, Paris, Perrin, 2013, 790 p., ISBN 978-2-262-03633-1
Odile Richard-Pauchet
p. 302-305
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1Nous avions déjà souligné dans ces colonnes (cf. RDE, oct 2006, p. 296-300, à propos de l’ouvrage du regretté Raymond Trousson, Denis Diderot, ou le vrai Prométhée, Tallandier, 2005), le dilemme certain qui se pose au chercheur désireux de biographer Diderot.
S’agissant d’un modèle aussi protéiforme, comédien, insaisissable que
cet auteur rompu aux pièges et aux séductions de l’autoreprésentation,
quel point de vue choisir qui ne soit ni sévère ni complaisant, enclin
ni à la mythification ni à la condamnation, ni à la déformation ? Quelle
organisation donner à cette anamorphose intellectuelle qui lui tint
lieu de vie ? L’autre question, cela va sans dire, concerne l’énorme
masse documentaire à brasser, dans des domaines multiples et désormais
souvent séparés, comme la littérature, la philosophie et la science, que
si peu d’entre nous maîtrisons dans toute leur étendue. Certes, l’on
peut encore faire confiance, pour se laisser guider, à l’ouvrage princeps,
le « Wilson », base de travail exhaustive et fidèle. Mais il s’agissait
ici de mettre toutes ses connaissances à jour en dépouillant des
bibliographies récentes, de manière à donner des éclairages nouveaux aux
faits et aux œuvres relues, récemment étudiées ou défrichées, tant il
est vrai que le champ diderotien offre - et c’est certes un bonheur -
l’impression d’une chantier neuf, ou en perpétuelle réouverture. Il
semble que Gerhardt Stenger ait largement évité ces deux écueils :
trouver un ton juste et affable, cerner au plus près le bonhomme Diderot,
sans pose, sans caricature, avec humanité. S’informer d’autre part, au
plus près des découvertes récentes, tout en injectant dans l’ouvrage
quantité d’analyses personnelles et pénétrantes de chacune des œuvres du
philosophe. Cette méthode de la « biographie intellectuelle » permet au
lecteur de suivre une chronologie éclairante et fidèle, ponctuées de
pauses philosophiques étudiant, au sein du parcours du philosophe
lui-même, ses ouvrages majeurs en profondeur. Ceux qui souffriront de la
longueur de ces pauses intellectuelles pourront passer leur chemin, et
rallier l’étape suivante. Marquées d’un didactisme que nous avons pour
notre part fort apprécié, mais que d’aucuns trouveront appuyé (l’ouvrage
est parfaitement adapté à un lectorat d’étudiants, presque un manuel en
diderotie), ces analyses pourront ça et là paraître redondantes. Elles
n’en sont que plus efficaces, écrites dans un langage clair,
parfaitement maîtrisé, rejetant soigneusement le jargon. Gerhardt
Stenger se serait-il inspiré du langage des femmes,
dont selon Diderot lui-même, le « ramage simple, facile, uni, ôtera[it]
aux idées l’air abstrait, hérissé et pédantesque que notre savoir
scolastique leur donne plus ou moins » (à Sophie Volland, 9 septembre
1762)... Le parti-pris intellectuel de la biographie repose sur l’étude
d’un itinéraire quadri-partite : Naissance d’un philosophe ; L’Encyclopédiste ; Le Bon, le Vrai et le Beau ; enfin Le Bourgeois révolutionnaire.
Elle décrit la formation intellectuelle d’un philosophe marqué par des
choix de vie tranchés exprimant la rébellion du sujet (études, bohème
parisienne, premiers essais littéraires), mais aussi par les coups forts
du destin (brouille avec le père, mariage atypique, décès des enfants ;
rencontres décisives, philosophiques et amoureuses). Elle fait ensuite
le choix d’un parcours essentiellement informé par l’encyclopédisme
comme vocation assumée, intellectuelle, idéologique et politique. Puis
elle examine la façon dont l’œuvre s’infléchit esthétiquement, montrant
avec beaucoup de sub- tilité comment les Salons forment
l’exutoire d’une carrière encyclopédique par trop monolithique, d’une
œuvre parfois insatisfaisante (le théâtre), et peut-être d’une
affectivité bridée : les Salons jaillissent, surtout entre 1765 et 1767, là où les lettres à Sophie se tarissent. Telle une variable d’ajustement de la création littéraire, ils se tairont ou se tariront à leur tour quand l’œuvre personnelle aura pris son essor : « la pauvreté des derniers Salons va de pair avec l’explosion créatrice dans le domaine de la philosophie et de la fiction romanesque » (p. 694), avec Jacques le Fataliste notamment.
La dernière partie de l’ouvrage examine précisément ce jaillissement
tardif, lorsque le philosophe aux yeux enfin dessillés par la réalité,
peut- être celle entrevue lord du voyage à Bourbonne, s’affirme
désormais, tel Voltaire devant l’affaire Calas, comme un homme d’action,
un penseur engagé. Un ethos puis une véritable praxis se dégageront des derniers ouvrages ou collaborations : Le Rêve de d’Alembert, Dialogues sur le commerce des blés, Histoire des deux Indes,
ainsi que les textes écrits pour Catherine II, sont autant de
tentatives pour répondre à des questions traitant de l’humanité et de
ses choix vitaux. Certains resteront marqués au coin de la méditation,
de la rêverie intellectuelle ou de l’ironie (Supplément au voyage de Bougainville, Le Neveu de Rameau, Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de***),
mais la fermentation qu’ils engendrent est de nature à ne plus laisser
son époque - ou sa postérité - en repos. Et cela, même si l’opus tardif
(l’Essai sur la vie de Sénèque et ses métamorphoses) indique
assez clairement la lucidité du philosophe à l’égard de sa capacité à
infléchir de façon décisive le cours du réel. Cette quadri-partition,
lisible et convaincante au regard du découpage plus flou du Wilson (Les Années d’apprentissage/L’Appel à la postérité),
et de la fragmentation extrême du Trousson (23 chapitres non
regroupés), apporte corps et cohérence à une vie intellectuelle dont la
principale affaire fut peut-être de s’en trouver, mais dont l’extrême
intel- ligence fut d’y renoncer. Seul peut-être l’opus déjà paru de
Pierre Chartier (Vies de Diderot, Paris, Hermann, 2012, 3
volumes), d’une dimension double, certes, sera à même d’épouser au plus
près cet itinéraire de la pensée dans toute sa vérité et son organicité -
et partant, dans sa dimension aléatoire, erratique, voire dans sa
fantaisie calculée. Mais sa valeur idéologique et politique n’en
apparaît aussi que mieux ici, se découpant en ombres chinoises bien
visibles sur les pans de murs de cette « exposition vivante » que nous
propose Gerhardt Stenger. On regrettera seulement - car il faut bien
valider d’un regret la colossale entreprise remise ici sur le métier, à
l’occasion de l’année Diderot ¢ l’absence de références devenues
canoniques : celle à Jean Starobinski (d’une manière générale, pour tout
ce qui relève du langage chez Diderot) ; à Pierre Chartier
(théories du persiflage et de la mystification) ; à Pierre Frantz, sur
le Théâtre, et à Marie Leca-Tsiomis, trop peu citée en ce qui concerne
le chantier encyclopédique. Quelques points litigieux mais véniels :
p. 19 et 490, le nombre d’enfants nés au foyer Diderot varie de 4 à 5
(ils seront en réalité plus nombreux) ; le père de Diderot est déclaré
« odieux » tel qu’il apparaît dans l’Entretien un père avec ses enfants,
texte où le personnage est marqué d’une intelligence certes ambiguë
mais attachante (p. 19). Sur le rôle exact de Diderot, en prison,
conseillant Rousseau sur le parti à prendre dans la rédaction de son
futur Discours sur les sciences et les arts (p. 125), la
prudence est certes de mise, mais c’est aussi, on le regrettera, le
parti de l’auteur. Le parallèle effectué entre le baron d’Holbach et le
personnage de Wolmar, dans La Nouvelle Héloïse, est peu
convaincant (p. 145). De même l’idée (p. 180), peu vraisemblable que
Sophie ait pu lire, grâce à Diderot, Richardson en anglais, quand
lui-même l’a découvert et apprécié dans la traduction française du
Genevois Monod (voir l’article de Shelley Charles, RDE no45, 2010). Enfin l’on aura noté l’étonnant « manège à trois », proposé à Diderot par Mme de Maux, plus proche peut-être du ménage à trois,
mais il est vrai fort évocateur et poétique (p. 497)... Cette liste un
peu mesquine ne doit pas occulter de véritables réussites littéraires
comme les pages très fermes consacrées aux Salons, ou plus loin, personnelles et fort originales, celles qui étudient le Neveu de Rameau (p.
578-582). On sera aussi particulièrement reconnaissant à l’auteur pour
ses analyses philosophiques d’œuvres moins connues, sur lesquelles il
ouvre de véritables perspectives : ainsi la Réfutation d’Helvétius, (p. 589- 606), suivie des « Observations sur Hemsterhuis », publiées en regard de la Lettre sur l’Homme et ses rapports (du
même Hemsterhuis) par Georges May (p. 607-614, chapitre « Le
Matérialisme en question »). D’une façon générale, et concernant la
conception même de l’œuvre diderotienne, l’idée, reprise à Jacques
Proust, est suivie avec passion, qu’ « En mettant en évidence la
désagrégation du langage philosophique traditionnel, Diderot a donné
accès à un nouveau type de connaissance, à une forme de logique qui
comprend le décousu, le rire et le rêve » (p. 115). Ou pour le dire plus
simplement avec Éric-Emmanuel Schmitt : « si Diderot écrit autrement la philosophie, c’est qu’il écrit une autre philosophie ».
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